Ville-vacances (1ère partie)

Une pièce meublée de deux bureaux face à face, du côté gauche de la scène, ordinateurs, papiers à entête, sous-mains, stylos, tampons. Un troisième bureau avec le même équipement est en place près de l’entrée, à droite, de profil par rapport au public, presque au milieu de la scène. Une grande fenêtre éclaire l’ensemble, un portrait officiel est accroché au mur, en face de la porte d’entrée. C’est un office municipal. Coralie et Jordan sont de chaque côté de la fenêtre, sirotant chacun un café, tout en regardant dehors.

CORALIE
Ah les pauvres gens !

JORDAN
C’est sûr, ça ne doit pas être drôle !

CORALIE
On ne les a pas pris en traître non plus ! Ils ont largement eu le temps.

JORDAN
(s’écartant brusquement de la fenêtre, pour ne pas être vu du dehors)
C’est Max ! J’espère qu’il ne m’a pas vu !

CORALIE
(guillerette d’être dans la confidence, elle parle à Jordan tout en scrutant l’extérieur)
Tu le connais ? Ah oui, c’est ce fameux copain de lycée dont tu me parles sans arrêt.

JORDAN
(toujours en retrait de la fenêtre)
Il est passé ? Il a tourné la tête par ici ?

CORALIE
Non, il n’a pas eu un regard vers la mairie !

JORDAN
Dis-moi quand il sera loin ! Vois-tu sa femme et ses filles ?

CORALIE
Mais je ne la connais pas, sa femme ! Ses filles encore moins.
(Un temps passe, pendant que Coralie boit une nouvelle gorgée de café tout en regardant dehors, presque avec gourmandise)
C’est bon, il est passé !

JORDAN
(il s’est rapproché de nouveau de la fenêtre)
Ça fait pas mal de monde. Combien de cars Lefort a-t-il prévus ?

CORALIE
(Elle va à son bureau, fouille dans une liasse de papiers)
Attends que je retrouve le bordereau… ah, je l’ai ! Y’a vingt-cinq cars ce matin, autant cet après-midi.

JORDAN
C’est dix de plus qu’hier ! À croire que le mardi est jour de pointe.

CORALIE
(parcourant le bordereau, pleine de joie et d’admiration pour la machine administrative bien huilée)
Non, ce sera jeudi. On aura quatre-vingt-quatre cars qui vont faire la navette jusqu’au soir. Le grand boum, quoi !

JORDAN
Il nous restera à peine une journée pour tout nettoyer. Ça va être une drôle d’organisation, on n’a pas fini d’entendre Lefort râler.
(il finit son gobelet de café, vitupérant soudain)
Et voilà ! Fallait s’en douter ! La vieille folle qui habite au-dessus de la crêperie fait des histoires…

CORALIE
(Réfléchissant un court temps)
À c’t’âge là, elle serait mieux au cimetière, non ?

JORDAN
Ce sont les retraités qui ont voté en majorité pour le maire. Ils ont leur utilité !

CORALIE
Les vieux ET les commerçants.

JORDAN
Les commerçants, c’est quand même la moindre des choses. On se décarcasse pour eux, tout d’même. Et la plupart n’habitent même pas la ville.

CORALIE
(surprise)
Eh, mais oui, c’est vrai ça ! Ils ne sont pas inscrits sur les listes électorales ici ! Avec tout ça, je crois que le maire a eu raison de faire voter par le conseil un mandat renouvelable par tacite reconduction.

JORDAN
(Éclatant de rire)
C’était pas bête, comme idée ! Comme ça, un élu n’a plus besoin d’électeurs.
(rêveur)
Il est tout de même très intelligent, m’sieur l’maire !

CORALIE
Au moins, il a les coudées franches pour ce type de décision assez impopulaire.

JORDAN
Impopulaire ? Ils ne sont jamais contents, c’est un comble !

CORALIE
Ils devraient être fiers de leur ville, et au lieu de cela, ils marchent vers les cars les yeux dans le vide, ou se cramponnent au chambranle de leur porte ! Dans quel monde vivons-nous ! Tu sais, souvent je me dis qu’on travaille pour des ingrats !

JORDAN
Tu as tout à fait raison. Ce n’est pas en restant dans son appartement qu’on devient la troisième ville touristique de France.

CORALIE
Mais ça, ils ne s’en rendent pas compte.
(criant à travers le vitrage)
Allez, marchez, tas d’ingrats !

JORDAN
Si Lefort t’entendait ? Ah ah ah, il nous a encore dit la semaine dernière : de la dignité avant tout !

CORALIE
On voit bien que ce n’est pas lui qui se tape tout le boulot !

JORDAN
Faudrait s’y mettre, d’ailleurs ! Ils étaient déjà une cinquantaine quand je suis arrivé ce matin.

CORALIE
Allez, on y r’tourne. Oh, regarde la gamine ? Ce n’est pas la fille de la fleuriste de la rue Dullin ?
(éclatant de rire)
Elle a pété les lunettes du type en pyjama…

JORDAN
(laissant passer un temps)
En pyjama ! Ah, parle-moi de dignité ! Alors qu’ils le savent depuis presque un mois ! T’as l’occasion de faire ta valise ET de t’habiller, dans ce laps de temps, quand même.

CORALIE
Laisse tomber, va ! On n’les r’fera pas !

Ils retournent vers leurs bureaux respectifs, Jordan totalement à gauche, et Coralie près de l’entrée.

JORDAN
Préviens l’accueil qu’on va recevoir les postulants.

…/… à suivre